La classification de l'ensemble des organismes

Stephen Jay Gould

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La taxinomie et le statut des embranchements 
"Le monde est si plein de nombreuses choses
Que, j'en suis sûr, nous devrions tous être heureux comme des rois. "
Robert Louis Stevenson

Ce célèbre distique, tiré de A Child Garden of Verses, exprime ce qui fait l'enchantement du monde naturel et vise le produit fondamental de l'évolution une diversité incroyable et irréductible. Dans son besoin irrésistible d'ordre, l'esprit humain (dans sa version adulte, du moins) a élaboré des systèmes de classification pour appréhender cette infinie diversité. On présente souvent la taxinomie (la science de la classification) de manière un peu péjorative, comme une activité de classement pas très importante – chaque espèce est bien rangée dans sa chemise, comme un timbre a sa place prédéterminée dans un album. Mais la taxinomie, c'est bien plus que cela c'est une discipline scientifique dynamique et fondamentale, qui a pour but d'étudier les raisons des ressemblances et des rapports entre organismes. Les classifications sont, en fait, des théories relatives aux bases de l'ordre naturel, et non pas de tristes catalogues établis dans le seul but d'éviter le chaos.

Puisque l'évolution est ce qui explique les rapports entre les organismes et la manière dont ils s'enchaînent de manière ordonnée, il nous semble indispensable que nos classifications en rendent compte. Celles de type hiérarchique sont bien adaptées à ce but, puisque la topologie fondamentale de l'Arbre de l'Évolution – la réunion de petits rameaux donnant des branches ; la réunion des branches donnant des branches maîtresses ; la réunion de celles-ci donnant un tronc, en remontant toujours plus haut dans la succession des ancêtres – peut s'exprimer en un système de catégories de plus en plus globalisantes. (Les hommes peuvent être réunis aux singes pour donner les primates ; les primates aux chiens pour donner les mammifères ; les mammifères avec les reptiles pour donner les vertébrés ; les vertébrés aux insectes pour donner les animaux, etc. Puisque Linné et d'autres auteurs prédarwiniens ont usé aussi de systèmes hiérarchiques, il nous est possible d'invoquer à leur sujet d'autres explications que celle de l’évolution ; mais cette dernière, s'accompagnant de diversification, implique nécessairement un système de bifurcations à partir des ancêtres communs, et une telle topologie est très bien rendue par une classification hiérarchique.)

Les taxinomies modernes reconnaissent sept niveaux fondamentaux de classification de plus en plus globalisants, de l'espèce (considérée comme l'unité fondamentale et irréductible de l'évolution) au règne (la plus globale des catégories) : l'espèce, le genre, la famille, l'ordre, la classe, l'embranchement et le règne.

Pour ce qui est du niveau le plus élevé – le règne –, la division traditionnelle commune entre règne animal et règne végétal, de même que la vieille classification scolaire reconnaissant le règne des Animaux, celui des Plantes et celui des Protistes unicellulaires, a été remplacé par un système beaucoup plus commode et précis, reconnaissant cinq règnes : les Plantes, les Animaux et les Champignons, pour les organismes multicellulaires les Protistes (ou Protoctistes) pour les êtres unicellulaires dotés d'une organisation cellulaire complexe ; les Monères pour les organismes unicellulaires (bactéries et cyanophycées) dont les cellules sont simples, c'est-à-dire dépourvues de noyaux, de mitochondries et d'autres organites.

Le niveau de classification juste en dessous, l'embranchement, est l'unité fondamentale de différenciation au sein des règnes. Chaque embranchement est caractérisé par un plan fondamental d'organisation anatomique. Chez les animaux par exemple, les embranchements correspondent à de vastes groupes fondamentaux. Il s'agit de l'embranchement des Eponges ; de celui des « Coraux » (embranchement qui inclut aussi les hydres et les méduses) ; celui des Annélides (vers de terre, sangsues et vers polychètes marins) ; celui des Arthropodes (insectes, araignées, crustacés et assimilés) ; des Mollusques (coquillages, escargots, calamars) ; des Echinodermes (étoiles de mer, oursins et holothuries) ; et des Chordés (les vertébrés et leurs apparentés). En d'autres termes, les embranchements représentent les troncs principaux de l'arbre de l'évolution.

[...] Combien y a-t-il actuellement d'embranchements à la surface de la planète ? La réponse varie, car elle incorpore certains éléments subjectifs (un petit rameau terminal est une chose objective et les espèces sont des unités réelles du monde naturel, mais à partir de quel moment une branche est-elle assez grosse pour parler de branche maîtresse ?). Cependant, il y a quelques points sur lesquels tout le monde est d'accord : les embranchements tendent à être de vastes groupes bien distincts. La plupart des manuels reconnaissent de vingt à trente embranchements animaux. L'un des meilleurs ouvrages récents consacrés explicitement à la désignation et à la description des embranchements (Margulis et Schwarz, 1982) dénombre trente-deux embranchements animaux – estimation généreuse en comparaison de celle qui est la plus fréquemment avancée. Outre les sept groupes familiers déjà mentionnés, les embranchements animaux comprennent, parmi d'autres, les Cténophores (méduses à peigne) ; les Plathelminthes (vers plats, y compris les Planaires, organismes couramment utilisés dans les laboratoires) ; les Brachiopodes (invertébrés bivalves communs, à l'état fossile, dans les couches géologiques de l'ère primaire) ; et les Nématodes (vers ronds non segmentés, généralement minuscules et fantastiquement abondants dans le sol ; très souvent aussi, parasites).

Gould, S. J. (1989), La Vie est belle, les surprises de l’évolution, Paris, Seuil.



Ernst Mayr

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La classification de l'ensemble des organismes

Jusqu'au milieu du XIXe siècle environ, on a classé les organismes en plantes et en animaux. Tout ce qui n'était pas clairement animal était classé parmi les plantes. Cependant, l'étude plus approfondie des champignons et des micro-organismes a fait clairement apparaître qu'ils n'ont pas leur place avec les plantes, et doivent être reconnus comme des taxa supérieurs indépendants. La révision la plus profonde de la classification des organismes s'est produite dans les années 1930, lorsqu'on s'est aperçu que les monères (les procaryotes), comprenant les bactéries et leurs apparentés, sont complètement différents de tous les autres organismes (eucaryotes) possédant des cellules nucléées.

De l'origine de la vie (environ -3,8 milliards d'années*) jusqu’à environ -1,8 milliard d'années, seuls existaient les procaryotes. Aujourd'hui, on divise généralement ces derniers en deux règnes, les archéobactéries et les eubactéries, qui diffèrent essentiellement par leur adaptation et la structure de leurs ribosomes. Vers - 1,8 milliard d'années, les premiers eucaryotes unicellulaires sont apparus, caractérisés par un noyau enveloppé dans une membrane et des chromosomes distincts, ainsi que par la possession de divers organites cellulaires, manifestement issus de l'intégration en leur sein de procaryotes symbiotiques. La controverse n'est pas close sur la question de savoir comment ont débuté ces symbioses et comment le noyau est venu à exister. Les premières traces fossiles des organismes multicellulaires apparaissent seulement vers - 670 millions d'années.

Il existe de nombreuses façons de classer les eucaryotes. Jusque récemment, dans un souci de commodité, les eucaryotes unicellulaires étaient rassemblés dans un seul taxon, les protistes. Même si on savait depuis longtemps que certains de ces protistes étaient plus proches des animaux (les protozoaires), d'autres des plantes, d'autres encore des champignons, il est apparu de plus en plus clairement, dans les années récentes, que les critères diagnostiques traditionnels distinguant les plantes et les animaux (comme la possession de chlorophylle ou la mobilité) ne pouvaient pas être employés sans difficulté pour ces organismes, et trop d'incertitude régnait au sujet de leurs relations d'apparentement pour que l'on continue à employer l'étiquette de " protistes ". De nouvelles recherches, en particulier celles de Cavalier-Smith, qui se sont appuyées sur des caractères jusque-là négligés (par exemple, la présence de certaines membranes) et des caractéristiques moléculaires, ont apporté de considérables clarifications.

S'il peut être encore commode de parler des eucaryotes unicellulaires en tant que protistes, on ne peut plus soutenir aujourd'hui l'existence d'un taxon formel qui serait celui des protistes. Les taxinomistes débattent à présent la question de savoir s'il faut reconnaître trois ou cinq ou sept règnes au sein de ces derniers, les " rassembleurs " penchant pour le nombre le plus faible, et les « fractionneurs » demandant qu'on reconnaisse le nombre le plus élevé. Pour le non-spécialiste, il est probablement commode de reconnaître un nombre plus petit. Ainsi, la classification d'ensemble des organismes pourrait comprendre deux empires, chacun subdivisé en différents règnes :

Empire des procaryotes (monères)
Règne des eubactéries

Règne des archéobactéries

Empire des eucaryotes
Règne des archéozoaires

Règne de protozoaires

Règne des métaphytes (plantes)

Règne des champignons

Règne des métazoaires (animaux).
 
 

*Ce chiffre négatif signifie 3,8 milliards d'années avant aujourd'hui pris comme temps zéro.

Mayr, E. (1997), Qu’est-ce que la biologie ?, Paris, Librairie Arthème Fayard, p162-163.

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    Etienne Roux            UFR SV                UB2         e-mail :  etienne.roux@u-bordeaux2.fr