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e-fisio
 Darwinisme social et eugénisme
     [enseignement semestre 2]               document complémentaire [retour au document principal : notion de bioéthique]


auteur : Etienne Roux

licence 1re année

UE optionnelle :
histoire des concepts en biologie




Introduction

L’impact de la théorie darwinienne de l’évolution a largement dépassé le cadre scientifique. En effet, en proposant une histoire de la vie opposée au récit biblique de la Genèse, et plus encore en proposant un mécanisme explicatif ne faisant pas intervenir la notion de finalité et ne faisant pas de l’homme le but ultime de l’apparition de la vie, la théorie darwinienne de l’évolution a eu un impact indéniable, immédiat et persistant sur les conceptions métaphysiques et sociales. En fait, la théorie darwinienne a suscité un intérêt philosophique considérable et dans plusieurs domaines, y compris dans le domaine socio-politique.
Nous aborderons ici ce que l’on appelle, depuis la fin du XIXe siècle, le « darwinisme social », c’est-à-dire l’utilisation de la théorie darwinienne de l’évolution comme justification de théories sociales débouchant sur des préconisations politiques et sociales.


Darwinisme social

Dès la publication par Charles Darwin en 1859 de L’Origine des espèces, et bien que cette question n’ait pas été traitée par Darwin lui-même dans son ouvrage, la question s’est posée de savoir si la théorie de l’évolution darwinienne s’appliquait également à l’homme, y compris dans ses relations sociales : l’organisation sociale de l’homme peut-elle être analysée en terme darwinien ? Et si oui, comment ?
Très rapidement après la publication de L’Origine des espèces, des  auteurs comme Herbert Spencer et Francis Galton ont extrapolé les principes élaborés par Darwin à l’analyse des organisations sociales. Pour désigner ces théories socio-politiques est apparu vers 1880 le terme de « darwinisme social ». Il désigne les théories qui voient dans les lois sociales le prolongement direct ou pratiquement direct des lois de la nature. Au départ, ce terme a une connotation péjorative et est une critique de la pensée spencérienne.

Au sens large, le darwinisme social inclut toute théorie qui postule une analogie entre lois de la nature et lois de la société. Au sens restreint, il désigne toute théorie sociale qui s’appuie sur les points suivants :
a)    les lois de la nature sont les lois de la société, car l’homme fait partie de la nature ;
b)    b) les lois de la nature sont “ la survivance du plus apte ”, la lutte pour la vie, les lois de l’hérédité ;
c)    Il est nécessaire pour le bien-être de l’humanité de veiller au bon fonctionnement de ces lois dans la société.

On distingue classiquement deux types de darwinisme social, qui ne sont pas exclusifs : le darwinisme social individuel et le darwinisme social holiste. Ils se distinguent sur le point de savoir où porte principalement la compétition, entre qui se joue le “ struggle for life ”. Pour les darwinistes sociaux individualistes, la compétition est principalement entre les individus, humains ou animaux, alors que pour les darwinistes sociaux holistes, la compétition est avant tout entre groupes d’individus – compétition entre espèces chez les animaux, notion transposée à l’homme sous forme d’une compétition entre “ races ” (avec des conceptions très variables de ce que peut être une “ race ” humaine. Ce terme, considéré actuellement comme sans fondement scientifique, était alors largement employé par les scientifiques, même si certains avaient déjà noté dès la fin du XIXe siècle son caractère subjectif).

Darwinisme social individualiste

Son premier et principal théoricien est de philosophe britannique Herbert Spencer, dont la doctrine est connue sous le nom de spencérisme. Le darwinisme social s’inspire de la constatation de Malthus selon laquelle la croissance d’un population est géométrique alors que la croissance des ressources est arithmétique, d’où une lutte pour la subsistance. La théorie spencerienne est publiée vers 1850, soit avant l’origine des espèces. À la publication de L’Origine des espèces en 1859, Spencer deviendra un  darwinien farouche, voyant dans la théorie de Darwin un cas particulier de lois générale de l’évolution. Le darwinisme a été connu est s’est souvent répandu par l’intermédiaire du spencérisme, l’œuvre de Spencer étant souvent diffusée avant celle de Darwin, ce qui a contribué à créer une certaine confusion entre darwinisme et spencérisme.

Dans le darwinisme social individualiste, la sélection naturelle appliquée aux sociétés humaines fait de l’individu la cible de cette sélection. Les lois et les mesures de protection sociale, qui visent à améliorer le sort des plus démunis, à atténuer les effets de la pauvreté… sont considérées comme mauvaises car elles entravent le libre jeu de la compétition entre individus, garant de l’amélioration de l’espèce humaine. Le darwinisme social préconise donc une organisation démocratique de la société (il faut laisser aux individus la plus grande liberté d’action possible) associée à un laissez-faire économique (il faut laisser jouer le libre jeu de la compétition économique, équivalent social de la compétition pour la nourriture dans la nature) et une absence de mesure sociale (il ne faut pas atténuer les effets de cette sélection économique, car ce serait favoriser  “ la survie du moins apte ”).

En réalité, cette théorie du “ laissez faire ” économique a été développée avant Spencer, au XVIIIe siècle, par l’économiste écossais Adam Smith. Selon lui, l’efficacité économique maximale est obtenue non pas par une organisation rationnelle de l’économie mais par le simple jeu des concurrences économiques entre individus, qui n’ont comme objectif que leur réussite propre – et non le bon fonctionnement du système. L’efficacité du système apparaît donc comme un « sous-produit » des concurrences individuelles et non comme finalité d’une organisation rationnelle. L’analogie entre lois de la nature et lois de la société, caractéristique du darwinisme social, permet d’utiliser la théorie de la sélection naturelle comme justification à cette conception du laissez-faire économique.

Cette théorie sociale est donc une théorie sociale individualiste, démocratique, anti-interventionniste et opposée aux mesures sociales, trouvant sa justification dans une loi de la nature. Elle est fondamentalement optimiste, au sens où « si on ne fait rien, les choses se passeront bien » : pour que la sélection naturelle, garante du progrès de l’espèce humaine, puisse jouer, il suffit de ne pas entraver son fonctionnement. Le darwinisme social a été très influent en Grande-Bretagne dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avec une influence déclinante à la fin du siècle, et aux Etats-Unis jusqu’au début du XIXe.

Andrew Carnegie, dans son essai « Wealth », considère par exemple que « si la loi peut sembler parfois dure pour l’individu, c’est la meilleure  pour la race, car elle assure la survivance du plus apte dans chaque domaine. […] La loi de l’accumulation doivent rester libre. La loi de la distribution libre. L’Individualisme doit continuer ».

Il ne s’agit pas ici de porter un jugement moral sur les positions d’Andrew Carnegie, qui a utilisé une partie de sa fortune à fonder un certain nombre d’institutions philantropiques, et en particulier des bibliothèques publiques gratuites, et qui prônait une redistribution des richesses par les riches, mais de montrer en quoi les références à la théorie de l’évolution – exprimée dans les termes spencériens de « survivance du plus apte » – sont utilisés à l’appui d’une conception socio-politique dont l’objet est, selon Andrew Carnegie lui-même, de résoudre le problème « du Riche et du Pauvre ».

Faire de la théorie darwinienne de l’évolution par sélection naturelle le fondement de l’organisation sociale proposée par les darwinistes sociaux est sans justification scientifique, et Darwin lui-même a proposé dans La Filiation de l’homme (The descent of man) une application de sa théorie à l’interprétation des comportements humains opposée aux extrapolations spencériennes. Cependant, la confusion entre darwinisme et darwinisme social, ainsi qu’une présentation incorrecte des idées darwiniennes, ont été dues au fait que les présentations et les traductions de Darwin ont été faites souvent dans un esprit spencérien (cf. la première traduction française de L’Origine des espèces par Clémence Boyer). L’expression “ la survivance du plus apte ” (the survival of the fittest), souvent critiquée et attribuée à Darwin, est une expression de Spencer – que Darwin a repris plus tard. Au Japon, le darwinisme a été introduit après Spencer, lui-même introduit par l’intermédiaire d’auteurs américains. Lors de la première traduction en japonais de L’Origine des espèces, en 1889, de nombreux ouvrages de Spencer étaient déjà disponibles au Japon, et Darwin a été introduit à travers une “ grille de lecture ” spencérienne, elle-même réinterprétée et intégrée à la culture japonaise de l’époque.

Souvent donc, derrière le mot “ darwinisme ” se trouvait la conception spencérienne de l’évolution et des rapports sociaux, assez différente de celle de Darwin, et dépassant le cadre du sujet de L’Origine des espèces, qui ne traitait pas de l’évolution humaine ni des extrapolations possibles de la théorie de la sélection naturelle à l’analyse des rapports humains.

Darwinisme social holiste

À la différence du darwinisme social individualiste qui fait de l’individu la cible principale de la sélection naturelle, le darwinisme social holiste considère que l’organisme de base cible de la sélection est la société, et que la compétition est avant une lutte entre groupes humains, parfois classes sociales (cf. l’analogie entre “ lutte des classes ” et “ lutte des races ” dans Socialisme et science positive, d’E. Ferri (1896)), le plus souvent “ races ”. Le darwinisme social s’appuie sur l’idée de lutte entre races ou entre espèces, et s’appuie souvent sur un essentialisme raciste préexistant au darwinisme – mais il ne faut pas confondre darwinisme social et théorie de l’inégalité des races.

Il existe diverses versions du darwinisme social holiste, qui n’est pas d’ailleurs incompatible avec une certaine forme de darwinisme social individualiste, le premier jouant entre les “ races ”, le second au sein des races, la compétition interindividuelle étant considérée comme favorable aux “ races ”. Le darwinisme social a servi de support à diverses théories ou comportements politiques : théorie du progrès menant à l’atténuation des inégalités et au développement du sentiment national ; justification de l’expansion coloniale et de l’empire colonial anglais (Joseph Chamberlain) ; de la lutte contre les Indiens (Théodore Roosevelt) ; justification de la propriété collective des moyens de production et de la direction du progès social par quelques individus sélectionnés (K. Pearson Darwinism, progress and eugenics, 1912) ; stricte ségrégation des “ races inférieures… ” – alors que, toujours en s’appuyant sur la théorie darwinienne de l’évolution, le darwinisme social individualiste justifiait l’émergence de la propriété individuelle comme un progrès évolutif.

Les différentes formes de darwinisme social ont en commun l’idée de la vie en groupe ou “ races ” est le moteur de l’histoire. À la différence du darwinisme social individualiste, il est est hanté par l’idée – préexistante au darwinisme social – de la décadence des “ races ”. Selon cette conception, les lois de la nature ne peuvent plus s’exercer dans les sociétés modernes, et il est donc nécessaire de mettre en place des mesures de sélection artificielle, idée qui a donné naissance à l’eugénisme.

Eugénisme

L’eugénisme pré-galtonien

Le mot “ eugénisme ” a été créé par un cousin de Charles Darwin, Francis Galton (1822–1911), et a été exposé en tant que théorie dans son ouvrage sur le « caractère héréditaire du génie » en 1869. Toutefois, l’idée et les pratiques que l’on peut qualifier d’eugénistes sont très largement antérieures à F. Galton. Il s’agit de pratiques courantes dans un grand nombre de sociétés, associant le contrôle de la procréation et l’élimination des indésirables, souvent associées à un mythe de la dégénérescence. On trouve en particulier dans Platon et Aristote la justification d’un eugénisme institutionnel.
    L’avènement de la religion chrétienne verra un arrêt des pratiques eugéniques institutionnelles, dont la théorisation réapparaîtra à la Renaissance chez certains utopistes. On trouve par exemple l’exposé de quelques pratiques eugénistes dans les ouvrages de Thomas More (Utopia) et de Tomaso Campanella (La Cité du soleil). Dans La Cité du soleil, par exemple, il existe « un magistrat spécialement préposé à la génération, et qui est un très habile médecin » qui décide des unions matrimoniales : « Les femmes grandes et belles ne sont unies qu’à des hommes grands et bien constitués ; les femmes qui ont de l’embonpoint ne sont unis qu’à des hommes secs, et celles qui n’en ont pas sont réservés à des hommes gras, pour que les divers tempéraments se fondent et qu’ils produisent une race bien constituée ».

En France, au cours du XIXe siècle, apparaîtra une eugénisme médical pré-galtonien, se limitant à des recommandations pratiques de restrictions matrimoniales, de dépistage des maladies vénériennes, associées à des recommandations d’hygiène et d’éducation (puéri­culture, terme inventé par le médecin français Caron en 1865). Toutefois, c’est Francis Galton qui inventa le mot eugénisme et théorisa cette notion en tendant de lui donner une assise scientifique.

L’eugénisme de Francis Galton

La définition de l’eugénisme donné par Francis Galton est la suivante : “ science de l’amélioration de la race, qui ne se borne nullement aux questions d’unions judicieuses, mais qui, particulièrement dans le cas de l’homme, s’occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes ”.
    Francis Galton s’appuie sur la théorie de l’évolution par sélection naturelle de Darwin, et sur des études sur la « transmission héréditaire du génie ». Il adopte dans un premier temps la théorie de la pangénèse de Darwin, pour la rejeter. Il traduit les conflits sociaux en terme biologiques, expliquant les inégalités sociales par des inégalités biologiques, et les classes sociales sont presque assimilées à des « races » différentes. Francis Galton définit une “ élite sociale ” – juges, ingénieurs, scientifiques… – qu’il assimile à une «  élite biologique », et préconise une amélioration délibérée de la « race humaine » par des mesures favorisant la reproduction de « l’élite biologique » menacée par la « prolifération des pauvres ».

Les préconisations eugénistes

L’eugénisme développé en Grande-Bretagne par Francis Galton et des biométriciens, en particulier K. Pearson, se répand assez rapidement en Europe et en Amérique du Nord, et des sociétés d’eugénisme regroupant des scientifiques sont créées dans plusieurs pays. Un certain nombre d’ouvrages sont publiés et des mesures préconisées. Cependant, des mesures eugénistes ne seront pas prises par tous les pays où elles ont été préconisées. La Grande-Bretagne, par exemple, alors qu’elle a vu naître l’eugénisme, n’a pas pris de mesures eugénistes. Des sociétés d’eugénisme sont apparues à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe dans de nombreux pays d’Amérique du Nord et en Europe, organisées en une fédération internationale. Les mesures préconisées sont classiquement classées en « eugénisme positif », mesures d’encouragement spécifique à la procréation des individus « eugéniquement supérieurs », et en « eugénisme négatif », mesures visant à diminuer ou supprimer la procréation des individus considérés comme « eugéniquement inférieurs », de degrés divers allant de la recommandation de la non-procréation à l’élimination physique.
    En mettant l’accent sur le caractère héréditaire des caractéristiques des individus et sur l’hérédité comme cible privilégiée des mesures à prendre, les préconisations eugénistes sont parfois entrées en contradiction avec les préconisations hygiénistes, qui faisaient du milieu la cible privilégiées des mesures à prendre.

Grande-Bretagne
Sous l’influence de Francis Galton, une chaire d’eugénisme est créée à l’université. La principale préoccupation en Grande-Bretagne est la création d’un prolétariat urbain important suite à la révolution industrielle et à la dépopulation des campagnes. Certains y voient une menace pour la civilisation : “ le déclin des civilisations est dû à la prolifération désordonnée des classes populaires ”. Pour K. Pearson, une stricte ségrégation des “ races inférieures ” est également nécessaire : “ L’homme blanc doit complètement expulser la race inférieure ”. La reproduction des déficients mentaux est également considérée comme une menace pour la “ race ”, et des mesures d’internement des déficients mentaux à but de ségrégation sexuelle sont préconisées. Des mesures eugénistes seront défendues par un certain nombre de statisticiens et biométriciens : Pearson, Fisher…

Etats-Unis
Aux Etats-Unis, les eugénistes se préoccupent des conséquences de l’immigration. Des tests sont effectués pour essayer de démontrer l’insuffisance mentale des émigrés originaires d’Europe du Sud de l’Est. Le président des Etats-Unis C. Coolidge déclare : ""Les lois biologiques montrent que les Nordiques se détériorent lorsqu’ils se mélangent à d’autres races."  La justification des mesures de restriction à l’immigration est « la nécessité de garder le sang pur de l’Amérique ».
    Outre les mesures de restriction à l’immigration, les préconisations concernent l’interdiction du mariage ou des relations sexuelles aux personnes jugées eugéniquement inaptes, l’internement des anormaux et/ou leur stérilisation, voire l’euthanasie de certains nouveau-nés handicapés.
            Un certain nombre de ces mesures eugénistes, soit au niveau des états, soit au niveau fédéral, concernent la restriction à l’immigration (Restriction Immigration Act, 1924), les restrictions à la procréation, l’internement et la stérilisation d’individus “ dysgéniques ”.
 
France
En France, des mesures eugénistes ont également été préconisées. On trouve en particulier des écrits de Charles Richet (La Sélection humaine, 1912) et d’Alexis Carrel (L’Homme, cet inconnu, 1935), tous deux prix Nobel de Médecine.
Les conceptions d’Alexis Carrel défendues dans  L’Homme, cet inconnu montre les caractéristiques principales du darwinisme social holiste : constatation de l’absence de sélection naturelle dans la civilisation actuelle, obsession de la dégénérescence de la “ race ” et de la civilisation liées à la faible natalité des classes “ supérieures ”, la prolifération des “ races inférieures ”, la multiplication des attardés mentaux, l’idée que les classes sociales reflètent – et doivent refléter – avant tout les inégalités biologiques :
“ Nous savons que la sélection naturelle n’a pas joué son rôle depuis longtemps. Que beaucoup d’individus inférieurs ont été conservés grâce aux efforts de l’hygiène et de la médecine. Que leur multiplication a été nuisible à la race. 

“ Un effort naïf est fait par les nations civilisées pour la conservation d’être inutiles et nuisibles ”.

“ La vie moderne nous a apporté […] l’extinction des meilleurs éléments de la races […]. La France se dépeuple déjà. L’Angleterre et la Scandinavie se dépeupleront bientôt. Aux États-Unis, le tiers supérieur de la population se reproduit beaucoup plus rapidement que le tiers inférieur […]. Au contraire, les races africaines et asiatiques, telles que les Arabes, les Indous, les Russes, s’accroissent avec une grande rapidité. ”

“ Dans les nations les plus civilisées, la reproduction diminue et donne des individus inférieurs. ”


“ Des mutations se produisent chez l’homme comme chez les animaux. On rencontre, même chez les prolétaires, des sujets capables d’un haut développement. Mais ce phénomène est peu fréquent. En effet, la répartition de la population d’un pays en différentes classes n’est pas l’effet du hasard, ni de conventions sociales. Elle a une base biologique profonde. ”

Les préconisations d’Alexis Carrel sont la constitution d’un “ Conseil des Sages ” représentant l’élite intellectuelle auquel les autorités politiques doivent se référer, constitution d’une “ élite biologique héréditaire ” dont on facilitera la reproduction par des mesures incitatives (fiscales par exemple) et la mise en place d’un “ eugénisme volontaire ” pour inciter les individus inférieurs à ne pas se reproduire, élimination des criminels et éventuellement de certains fous par gazage :

“ Il y a besoin d’une institution capable de diriger de façon ininterrompue les recherches d’où dépend l’avenir de notre civilisation. […] Les chefs démocratiques, aussi bien que les dictateurs, pourraient puiser à cette source de vérité scientifique les informations dont ils ont besoin pour développer une civilisation réellement humaine. ”

“ Pour la perpétuation de l’élite, l’eugénisme est indispensable. Il est évident qu’une race doit reproduire ses meilleurs éléments ”.

“ L’établissement par l’eugénisme d’une aristocratie biologique héréditaire serait une étape importante vers la solution des grands problèmes de l’heure présente ”.

“ Le conditionnement des criminels les moins dangereux par le fouet, ou quelques autre moyen plus scientifique, suivi d’un court séjour à l’hôpital, suffirait probablement à assurer l’ordre. Quant aux autres […], un établissement euthanasique, pourvu de gaz appropriés, permettrait d’en disposer de façon humaine et économique. Le même traitement ne serait-il pas applicable aux fous qui ont commis des actes criminels ? ”.

Les constatations de Charles Richet ne sont pas très différentes :

 “ Il est prouvé, par tout un ensemble de preuves inattaquables, que la race jaune, et surtout la noire, sont absolument inférieures à la race blanche. […] Il faut, très amicalement, très sympathiquement, les tenir à distance ”.

 “ Laissons la sélection naturelle, et ayons le courage de faire une sélection sociale, plus rapide, plus efficace que la sélection naturelle. De même que l’homme a pu perfectionner des espèces animales, de même il pourra, s’il veut s’en donner la peine, perfectionner sa propre espèce. […] Lorsqu’il s’agira de la race jaune, et, à plus forte raison, de la race noire, pour conserver, et surtout pour augmenter notre puissance mentale, il faudra pratiquer non plus la sélection individuelle, comme avec nos frères les Blancs, mais la sélection spécifique, en écartant résolument tout mélange avec les races inférieures. […] Après l’élimination des races inférieures, le premier pas dans la sélection, c’est l’élimination des anormaux. […] La sélection ne sera efficace que si elle est sévère, et la sévérité, c’est l’élimination des mauvais. Or les mauvais ne vont pas disparaître de leur plein gré. Il faudra donc une autorité pour les éliminer de la société humaine. ”

 “ Un moyen de les [les anormaux] éliminer, que notre veulerie et notre philanthropie larmoyante nous empêche d’adopter, serait de les stériliser ”.
Allemagne
Une société d’eugénisme est créé en 1913. En 1927 est créé l’institut Kaiser Wilhem d’anthropologie, de génétique humaine et d’eugénisme. Des recommandations sont faites, sous l’influence des mesures prises aux Etats-Unis, par exemple en faveur de la stérilisation des arriérés, mentaux, des sourds, muets et des enfants “ incapables d’apprendre ”. Le concept de vie négative, l’idée du droit à la mort des incurables et de l’élimination des faibles avaient été développés à la fin du XIXe siècle (Alfred Jost, Alfred Ploetz), avaient contribué à relativiser la valeur accordée à la vie humaine. Ces recommandations eugénistes sont antérieures à l’avènement du nazisme. Des savants juifs participent au projet eugéniste. Le parti communiste et une partie des socialistes se déclarent favorables à la stérilisation des anormaux.

Les mesures eugénistes
Un certain nombre de pays, mais pas tous ceux où les recommandations eugénistes ont été faites, ont pris dans la première moitié du vingtième siècle des mesures eugénistes. Elles ont concerné :
-    les mesures touchant à la reproduction :
    o    mesures concernant le mariage ou les relations sexuelles
    o    mesures concernant la stérilisation des anormaux
    o    mesures sus les avortements eugénistes
-    restriction de l’immigration ;
-    internement des anormaux ;
-    euthanasie des anormaux.

Les pays ayant mis en place des mesures eugénistes sont essentiellement des pays d’Amérique du Nord (USA, Canada), et d’Europe du Nord, à l’exception de la Grande-Bretagne. Nous présenterons, sans prétention à l’exhaustivité, les principales mesures eugénistes prises dans les principaux pays concernés.

Etats-Unis
    Restriction à l’immigration
Au début du XXe siècle, certains eugénistes américains se sont préoccupés des performances intellectuels des immigrants. Les tests de mesure du coefficient intellectuel, mis au point par le français Alfred Binet, ont été modifiés et utilisés pour essayer de démontrer l’insuffisance mentale des immigrés d’Europe du Sud et de l’Est. Les pressions des eugénistes ont abouti en 1924 à des mesures de restriction de l’immigration en fonction de l’origine géographique des immigrants (Restriction Immigration Act, 1924).

    Mesures touchant à la procréation
Les premières mesures ont été prises en 1906 par certains états américains. Les premières lois interdisaient le mariage ou les relations sexuelles dans un certain nombre de cas : maladies transmissibles, ivrognerie invétérée, personnes “ eugéniquement inaptes ” si la femme a moins de 45 ans.  Des mesures similaires furent prises dans d’autres états, associées à des mesures de stérilisation (cf. infra), voire des mesures d’euthanasie des nouveau-nés handicapés (mais ces dernières mesures furent invalidées par la cour suprême).
    Les mesures de stérilisation obligatoires ont été prises dans des cas de maladies mentales, d’arriération mentale, de criminalité. Les stérilisations ont été validée au niveau fédéral par la cour suprême des Etats-Unis (Affaire Buck contre Bell, 1927). Entre 1907 et 1949, 50193 stérilisations (surtout par castration) ont été réalisées (20.000 hommes et 30.000 femmes).

Allemagne
Des recommandations d’eugénisme positif et négatif ont été faites dès les années 1910. Dans les années 20, les malades des hôpitaux psychiatriques ne recevaient pas de soins. Dans certains établissements (ex : asile de Herborn), l’euthanasie par dénutrition et maladie était effective. Les premières mesures légales ont été prises par les nazis en 1933. Sur la base de cette législation, la stérilisation des handicapés mentaux a concerné un grand nombre de personnes. Les estimations faites varient dans une fourchette assez large, mais on estime, par exemple, le nombre des castrations effectuées entre 1934 et 1936 entre 200.000 et 250.000 personnes, la mortalité due aux interventions chirurgicales étant estimée à plusieurs milliers.
    Ces stérilisations se sont poursuivies jusqu’en 1939. Le 1er septembre 1939, une lettre d’Adolf Hitler décrète l’élimination physique des malades mentaux. Des formulaires et des procédures de déclarations ont été mises en place. Les handicapés mentaux ainsi identifiés étaient dirigés vers un centre d’observation, puis vers un centre d’élimination. La mise à mort s’est effectuée d’abord par injection (morphine-scopolamine), puis par gazage (monoxyde d’azote, gaz d’échappement, zylkon B). Les corps étaient ensuite incinérés, les cendres retournées aux familles avec un certificat de décès et une lettre de condoléances. 70.000 à 75.000 handicapés ont été victimes de cette politique d’élimination entre 1939 et 1941. Face aux protestations, ces mesures furent officiellement supprimées le 24 août 1941. Toutefois, l’élimination des handicapés mentaux internés a continué par la faim, les infections naturelles… La politique d’extermination mise en place par les nazis s’est portée sur les Juifs et les Tziganes. Le 31 juillet 1941, Göring charge Heydrich d’obtenir une “ solution totale ” à la “ question juive ”. Le 20 janvier 1942, à la conférence de Wansee, les responsables nazis adoptent définitivement la décision d’exterminer systématiquement les Juifs et les Tziganes. Les équipes qui travaillaient à l’euthanasie des malades mentaux sont utilisées pour l’élimination des Juifs et les Tziganes. Cinq à six millions de Juifs et 40.000 à 50.000 Tziganes sont morts victimes de la politique d’extermination raciale des nazis.

Autres pays concernés par des mesures de stérilisations eugéniques
Outre l’Allemagne et les Etats-Unis, les pays où furent prises des mesures de stérilisations eugéniques sont : Canada, Suisse, Estonie, pays scandinaves, Japon.

L’eugénisme post-nazi
La fin de la seconde guerre mondiale et la prise de conscience des atrocités nazies a entraîné un déclin de l’eugénisme. L’avènement de la biologie moléculaire et une autre approche de la génétique, de l’anthropologie… a aussi contribué à invalider les bases scientifiques sur lesquelles les préconisations eugénistes s’appuyaient. Toutefois, toutes les mesures législatives mises en place avant la seconde guerre mondiale n’ont pas été abolies à la fin de la guerre. Les dernières mesures législatives sur la stérilisation des handicapés mentaux, par exemple, n’ont été supprimées qu’au début des années 70.
    D’autre part, des mesures eugénistes, essentiellement d’eugénisme positif, ont été proposées après la 2e guerre mondiale, comme les préconisations faites par Muller aux Etats-Unis de collection de sperme des “ grands hommes ” pour insémination artificielle. Des législations à justifications eugénistes concernant la procréation ont été prises à Singapour et en Chine. Au Pérou, une campagne de stérilisation effectuée à partir du début des années 90 a été accusée d’être à visée eugéniste, les stérilisations portant principalement sur les populations pauvres et d’origine indienne. En juillet 2002, une sous-commission du parlement péruvien a recommandé l’inculpation de l’ancien président Alberto Fujimori – en fuite au Japon en raison d’un scandale financier – et de plusieurs anciens ministres pour génocide. Selon la commission, 314 000 femmes et 24650 hommes ont été stérilisés. Selon l’accusation, un certain nombre de ces stérilisations auraient été forcées, avec l’instauration de quotas dans les régions pauvres du pays.


conclusion


Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et la découverte de la politique d’extermination menée par l’Allemagne nazie, le mot eugénisme a pris une connotation péjorative. Il ne faut cependant pas oublier qu’avant 1945 l’eugénisme était considéré comme une pratique scientifique et progressiste. L’extrapolation de la théorie de l’évolution à ce qu’on a appelé dès la fin du XIXe siècle le darwinisme social, soit individualiste, soit holiste, a été suivie voire initiée par de nombreux scientifiques et a influencé des mouvements ou des parties de tous bords politiques. Il convient donc de se garder de simplifications abusives et d’anachronismes d’analyse. En ce qui concerne des questions de bioéthique qui peuvent se poser aujourd’hui compte tenu de l’évolution des méthodes diagnostiques et pratiques biomédicales, il convient aussi de se méfier d’analyses superficielles qui se contentent d’attacher un mot à une pratique pour la légitimer ou la condamner.



références bibliographiques

Catherine Bachelard-Jobard. L’Eugénisme, la science et le droit. PUF, Paris, 2001. (BU)

Stephen J. Gould. La Malmesure de l’Homme, Ramsay, Paris, 1983.
Daniel J. Kevles. Au nom de l’eugénisme. PUF, Paris, 1996.  (BU)
Patrick Tort et al. Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution. PUF, Paris, 1996.  (BU)

Andrew Carnegie. Wealth. North American Review.CCCXCI. Juin, 1889.
Alexis Carrel. L’Homme, cet inconnu. Plon, Paris, 1935, réédition 1956.
Charles Darwin. The Origin of species (texte de la 1re édition). PenguinBooks, London, 1985.


    Etienne Roux            UFR SV                UB2         e-mail :  etienne.roux@u-bordeaux2.fr