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Notion de bioéthique
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auteur : Etienne Roux licence 1re année UE optionnelle : histoire des concepts en biologie document pdf (78 Ko) diaporama de cours à télécharger (format ppt; compressé: 48 Ko) |
Introduction
La
bioéthique – étymologiquement, l’éthique du vivant
– est une notion et un mot assez récents – il est apparu dans la
langue française en 1982. La bioéthique peut être
en gros définie comme une discipline étudiant les
problèmes moraux soulevés par la recherche biologique et
médicale et visant à proposer des solutions à ces
problèmes. Ce concept embrasse des champs variés, et le
mot est utilisé dans des sens plus ou moins larges, ce qui fait
que la notion de bioéthique est parfois un peu floue. La
première partie, à partir de l’histoire – récente
– du mot et du concept, dégage les notions de base de la
bioéthique et les raisons de son apparition dans les
années 70. La deuxième partie analyse les
différents champs d’action de la bioéthique.
Au-delà de son sujet d'étude de la biologie la
bioéthique suppose également une pratique
spécifique de la morale qui est analysée dans la 3e
partie. En annexe sont données des références
bibliographiques.
1. BIOETHIQUE : LE MOT ET LE CONCEPT Premier emploi, premiers concepts
Les raisons de l’émergence de la bioéthique De nouvelles dimensions du risque La réponse face au risque 2. LES CHAMPS D'ACTION DE LA BIOETHIQUE 3. LA BIOETHIQUE : PRINCIPES ET PRATIQUES La bioéthique : une morale de l’individu
La bioéthique : une morale de l’incertitude La bioéthique : une morale de la responsabilité CONCLUSION |
1. Bioéthique : le mot et le concept Premier emploi, premiers concepts 1971 : « Bioethics : a bridge to the future » Un des premiers, sinon le
premier emploi du terme de bioéthique date de 1971, année
de la publication de l'ouvrage de Van Rensselaer Potter (1911-2001),
oncologiste à l’université du Wisconsin (USA),
intitulé « La Bioéthique : un pont vers
le futur » (« Bioethics : a bridge to the
future »). Pour Van Rensselaer Potter, la bioéthique
est une discipline alliant la biologie aux préoccupations
humanistes. Son objectif est d'établir un système de
priorités médicales et environnementales pour la survie
du monde à des niveaux tolérables de qualité de
vie. Il y a donc, dans cette première signification du mot, une
dimension environnementale forte qui n'est pas toujours reprise dans le
sens où l'on utilise le mot aujourd'hui. La démarche de
l'auteur, l'objectif de la bioéthique n'est pas tant de proposer
des arguments visant à soutenir en point de vue moral
donné, mais plutôt d'identifier les problèmes et
les questions relatives au respect de la vie.
1974 : la « lettre de Berg » et la conférence d’Asilomar
Dans les années 1970, un autre événement
d'importance va avoir lieu qui influencera le développement
d'une partie de ce que l'on appelle la bioéthique. Après
la découverte de la structure de l'ADN par Watson, Crick et
Wilkins en 1953, les années 60 sont celles de
l'élucidation des mécanismes de la réplication de
l'ADN, de la traduction et de la transcription de l'information
génétique en protéines. Ceci a ouvert la
possibilité, par les manipulations de l'ADN, de modifier les
propriétés biologiques des êtres vivants – à
l'époque, essentiellement la bactérie Escherichia coli.
Ainsi, en 1971, des expériences d’introduction d’ADN du virus
SV40 dans des E. coli étaient prévues. Ces
expériences posaient problème car le virus SV40 est un
virus simien qui peut transformer des lignées cellulaires de
singes et humaines en lignées cancéreuses. Les
expériences ont été ajournées. En juin
1973, une conférence portant sur les risques possibles
liés aux manipulations génétiques se
déroule dans le New Hampshire. Les scientifiques demandent au
National Institue of Health (NIH) et au Nationale Institute of Medicine
(NIM) de former un comité sur ces questions.
Parallèlement émerge l'idée d'un moratoire sur ces
manipulations, qui se concrétisera par la publication en 1974
d’une lettre de biologistes moléculaires publiée dans la
revue Science sous le titre “Potential biohazards of recombinant DNA
molecules” (Berg et al, Science, 1974). Cette lettre était
signée de Paul Berg, un des pionniers des expériences sur
la recombinaison de l’ADN. Ainsi, un moratoire est
décrété par les biologistes eux-mêmes, et,
à la demande du comité scientifique du NIH, un
comité consultatif sur l’ADN recombinant (Recombinant DNA
advisory commitee, RAC) est mis en place. En février 1975, la
conférence d’Asilomar, à Pacifique Grove, en Californie,
réunit les scientifiques concernés sous les auspices du
NIH pour définir la marche à suivre. La décision
est prise de reprendre les expériences sur l’ADN recombinant,
à la condition de la mise en place de règles de
confinement d'institutions responsables du respect de ces
règles. La conférence, sans remettre en cause le principe
même des expériences sur l'ADN, insisté sur la
difficulté à apprécier les risques, sur la
nécessité de poursuivre les expériences dans ce
domaine, et de revoir les règles en conséquence dans le
futur.
Le moratoire proclamé dans la « lettre de Berg », et la conférence d'Asilomar, sont exemplaires. Non au sens de modèle à suivre – c'est une question à discuter – mais en tant que révélateur d'un certain nombre de préoccupations et de manière d’y répondre qui sont caractéristiques de la bioéthique. Les raisons de l’émergence de la bioéthique Raisons scientifiques
Après la découverte de la structure de l'ADN par Watson,
Crick et Wilkins en 1953, on découvre au cours des années
soixante les mécanismes par lesquels l’information
génétique est codée, répliquée et
décodée. Les principales étapes de
l'élucidation de ces mécanismes sont :
* 1953 : découverte de la structure de l’ADN ; * 1956 : découverte de l’enzyme de réplication de l’ADN ; * 1958 : découverte de la réplication semi-conservatrice de l’ADN ; * 1961-67 : découverte des ARN messagers, des ARN de transfert et des mécanismes de la transcription et de traduction ; * 1966 : décryptage du code génétique ; * 1968 : découverte des mécanismes de réplication semi-conservative de l’ADN. Au début des années 1970, les techniques de manipulation de l’année commencent à émerger, avec la démonstration de la possibilité d’introduire dans des bactéries des fragments d’ADN incorporés dans un plasmide. En se multipliant, les bactéries reproduisent l’ADN intégré et, par leur machinerie cellulaire, peuvent en opérer la traduction en protéines, dites recombinantes. Ainsi, les possibilités concrètes de manipulation du vivant apparaissent, qui concernent non seulement la bactérie E. coli, mais, potentiellement, l’espèce humaine. En effet, avec la possibilité d’intégrer dans une bactérie très répandue une partie de l’ADN d’un virus (le SV40) potentiellement cancérigène pour l’homme apparaît la possibilité de propager de façon incontrôlée un nouvel agent pathogène. Les avancées de la biologie et leurs applications techniques – les biotechnologies – créent donc bien un risque potentiel nouveau. Raisons extrascientifiques
Bien que ce soit les avancées biotechnologiques qui
créent un risque nouveau, cela ne veut pas dire que la prise de
conscience du risque et l’importance qu’on y attache dépendent
directement et uniquement du risque lui-même. L’existence du
risque et la prise de conscience du risque sont deux choses
différentes. Cette prise de conscience est bien entendue
liée aux développements biotechnologiques possibles des
découvertes de la biologie moléculaire, mais
également, et ceci représente une dimension
extrascientifique de la question, à l'état d'esprit de la
société et aux interrogations morales qui la
traversent. Sans les bouleversements moraux liés à
la Seconde guerre mondiale et à l’invention de la bombe
atomique, cette prise de conscience n’aurait peut-être pas eu
lieu ou, tout au moins, ne se serait pas manifestée de la
même manière, en particulier par la décision des
scientifiques eux-mêmes de décréter un moratoire
sur leur recherche. Il n’est pas sûr non plus que cette
décision telle décision aurait été prise
aujourd'hui. La course au clonage, dans la fraude du professeur
coréen Hwang est le dernier avatar, en est un bon indicateur.
(Le professeur Hwang, dans un article publié dans la revue
science, avait annoncé avoir donné que des cellules
humaines « à la demande » à partir des
lignées cellulaires de patients, de travaux qui se sont
révélés être totalement frauduleux à
la fin de 2005 et au début de 2006.) Les années 70 ont
fort probablement constitué une « fenêtre
morale » dont il n’est pas sûr qu'elle ait pu exister
plus tôt au plus tard.
1) eugénisme et bioéthique : un renversement moral (NB : sur l'eugénisme, voir "Darwinisme et société") Pourquoi peut-on dire que l'émergence de la bioéthique dans la première moitié des années 70 n'est pas uniquement liée aux avancées biotechnologiques, mais à leur développement dans un contexte sociétal donné ? La possibilité d'intervenir sur le vivant ne date pas de la deuxième moitié du XXe siècle mais bien plutôt de la première moitié du XIXe siècle, avec l’apparition du mot et du concept d’eugénisme. Pour résumer, son idée principale est qu’il est possible et souhaitable d’influer sur l’évolution biologique de l’espèce humaine par la pratique d’une « sélection sociale » raisonnée qui, en se substituant à la sélection naturelle à laquelle l’homme échappe désormais par le développement des sociétés modernes, peut assurer son évolution biologique positive, ou, au moins, empêcher sa dégénérescence. Il s’agit donc, à cette époque déjà, par la pratique de l'eugénisme, d'orienter le devenir collectif de l’espèce humaine – devenir biologique et génétique. La perception que l'on a du mot et du concept aujourd'hui et bien souvent biaisé par ce que l'idéologie nazie en a fait. Mais il ne faut pas oublier que le mot et le concept ont été forgés par un scientifique – Francis Galton –, que des sociétés eugénistes ont été constituées et que des scientifiques de renom en ont fait partie et ou ont promu des politiques eugénistes. Par exemple, Charles Richet, prix Nobel de médecine en 1913 pour la découverte de l’anaphylaxie, écrit dans son ouvrage La Sélection humaine (1912) : « Laissons la sélection naturelle, et ayons le courage de faire une sélection sociale, plus rapide, plus efficace que la sélection naturelle. De même que l’homme a pu perfectionner des espèces animales, de même il pourra, s’il veut s’en donner la peine, perfectionner sa propre espèce. […] » Alexis Carrel, également prix Nobel de médecine, écrit dans son ouvrage L’Homme, cet inconnu (1935) : « Nous savons que la sélection naturelle n’a pas joué son rôle depuis longtemps. Que beaucoup d’individus inférieurs ont été conservés grâce aux efforts de l’hygiène et de la médecine. Que leur multiplication a été nuisible à la race. » Il ne s'agit pas ici de traiter de l'eugénisme, mais simplement de faire remarquer que l'eugénisme est avant tout né des scientifiques eux-mêmes et qu'il défend l'idée d'une pratique basée sur une connaissance scientifique qui peut contribuer à l'amélioration génétique de l'espèce humaine, idée n'a pas été développée seulement par des scientifiques de « bas de gamme », « réactionnaires » ou « conservateurs », mais par des scientifiques que de tous bords politiques, y compris les parmi les plus éminents de leur époque. Les progrès de la biologie moléculaire de constitue donc pas le seul moment de l'histoire de la biologie ou les scientifiques ont eu le sentiment de pouvoir peser sur l'histoire de la vie. Mais la différence fondamentale entre l'émergence de l'eugénisme à la fin du XIXe siècle et le développement de la biologie moléculaire à la fin du XXe siècle et que la justification d'une pratique eugéniste est avant tout l'idée que les droits des individus, y compris leur droit au bien-être, voire à la vie tout court, doivent s'effacer devant les droits des sociétés où le respect de l'espèce humaine. Ainsi, Charles Richet et Alexis Carrel écrivent : « La sélection ne sera efficace que si elle est sévère, et la sévérité, c’est l’élimination des mauvais. Or les mauvais ne vont pas disparaître de leur plein gré. Il faudra donc une autorité pour les éliminer de la société humaine. » (C. Richet) « Un effort naïf est fait par les nations civilisées pour la conservation d’êtres inutiles et nuisibles. » (A. Carrel) Dans l’approche eugéniste, les individus n’ont pas de valeur en soi mais par rapport à ce qu’il apporte et à ce qu’il coûte à la société. La fin de la deuxième guerre mondiale bouleverse cette conception du rapport entre l'homme et la société et pose en principe la primauté du respect de la personne humaine et de l'individu devant le droit de la société. La date de l'adoption de la déclaration universelle des droits de l'homme – adopté le 10 décembre 1948 par l'assemblée générale des Nations unies – en est le reflet. Cette déclaration fonde les « droits fondamentaux de l'homme, dignité et valeur de la personne humaine » (préambule). Même si la déclaration universelle des droits de l'homme n'affirme pas explicitement cette primauté du droit des individus sur le droit des sociétés, il n'en demeure pas moins que c'est une question centrale de la notion de droits de l'homme et de son affirmation au cours de la deuxième moitié du XXe siècle – sa réalisation étant une autre question. Cette primauté de l'individu et de son bien-être sur la société est explicitement énoncée par la déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l'homme adopté par acclamation le 19 octobre 2005 par 33e session de la conférence générale de l'Unesco. Ce qui distingue la démarche eugéniste de la démarche bioéthique est donc, au delà du développement des techniques de manipulation du vivant, un renversement des valeurs entre la société et l’individu, qui ne peut être compris qu’en prenant en compte la dimension extrascientifique de la question. 2) les scientifiques face à leur responsabilité : le précédent de la bombe atomique Il est clair également que la fabrication de la bombe atomique, rendue possible par le développement de la physique théorique dans la première partie du XXe siècle, et à laquelle les scientifiques ont eux-mêmes directement participé, avait déjà posé le problème de la responsabilité du chercheur de son implication dans la les applications pratiques de ces découvertes. En 1939, conscient de la faisabilité de la bombe atomique et de la capacité de l’Allemagne nazie à la réaliser, le physicien hongrois Léo Szilard avait convaincu Albert Einstein, qui avait dû fuir l’Allemagne au moment de l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, d’écrire une lettre au président des Etats-Unis Roosevelt du risque énorme qu’il y avait de voir l’Allemagne se doter de l’arme nucléaire, et de la nécessité pour les Etats-Unis de se lancer dans la fabrication de la bombe atomique avant que les Allemands n’y réussissent. Cette lettre d’Einstein à Roosevelt datée du 2 août 1939 incita le président des Etats-Unis à lancer en 1941 le projet « Manhattan », auquel participa de nombreux physiciens de premier plan (une vingtaine d’entre avaient ou obtinrent le prix Nobel de physique) sous la direction de Julius Robert Oppenheimer, qui aboutit à la fabrication de la bombe atomique à l’uranium et au plutonium. Dans la dernière phase de mise au point de la bombe, en 1945, l’Allemagne avait déjà perdu la guerre (le premier essai atomique, l’explosion d’une bombe au plutonium, eu lieu le 16 juillet 1945, plus de 2 mois après la capitulation de l’armée allemande, mais le Japon était encore en guerre. La question de l’utilisation de la bombe atomique s’était déplacée de l’Allemagne vers le Japon. Léo Szilard était opposé à son utilisation ainsi qu’Albert Einstein, Niels Bohr proposait que son utilisation éventuelle soit sous contrôle international, Oppenheimer et d’autres (Fermi, Compton, Laurence) étaient favorables à son utilisation. Mais la décision revint au pouvoir politique, et le président Harry Truman décida le largage d’une bombe atomique à l’uranium sur Hiroshima le 6 août 1945, et une bombe au plutonium sur Nagasaki le 9 août 1945. Les conditions dans lesquelles les scientifiques prirent part à la naissance et à la réalisation de la bombe atomique dont l’utilisation leur échappa une fois la bombe techniquement au point a profondément modifié la perception de la responsabilité du chercheur dans les conséquences de son travail scientifique, et ceci a certainement pesé dans la perception qu’ont eu les biologistes moléculaires de leur propre responsabilité dans les conséquences éventuelles de leurs travaux sur l’ADN recombinant. De nouvelles dimensions du risque Risque à grande échelle.
La réponse face au risque
Une notion importante à prendre en compte est les dimensions
nouvelles des conséquences de l’activité
technoscientifique et donc des risques qu’elle peut engendrer. La
capacité de l’homme à agir à grande
échelle, dans l’espace et dans le temps, sur son propre destin ,
y compris pour le pire, est une dimension nouvelle des
conséquences de l’activité de recherche.
Cette notion apparaît déjà au moment de la mise au point et, plus encore, après l’utilisation de la bombe atomique. Le 2 décembre 1942, après qu’Enrico Fermi eut réalisé la première pile atomique, Léo Szilard lui aurait dit : « C’est un jour noir pour l’humanité ». Cependant, dans les opinions publiques, la défiance vis-à-vis de l’énergie nucléaire apparaît plus tardivement, dans les années 60 et 70, et donc en décalage d’une quinzaine à une vingtaine d’années par rapport à la démonstration effective de la puissance atomique. Le risque biologique lié aux expériences sur l’ADN recombinant, par les capacités – au moins théoriques – de multiplication des bactéries transfectées, n’est pas simplement un risque individuel ou localisé dans le temps et dans l'espace, mais de risque plus global, y compris, par la transmission génétique aux générations futures, dans le temps. Ce risque apparaît également dans de l'ouvrage de Van Rensselaer Potter où la dimension environnementale est très importante. Là aussi, même si elle est présente, la seule dimension scientifique de la question ne saurait expliquer l'émergence d'une telle préoccupation. La préoccupation écologique, qui émerge dans les années 1960 et prend de l’ampleur dans les années 1970, la notion de la fragilité de la biosphère, ne reposent pas uniquement sur l'idée que le développement des connaissances biologiques peut perturber l'équilibre de la planète. L'activité humaine, et pas simplement son activité scientifique – sa seule croissance démographique, qui ne requiert pas un développement scientifique et technologique poussé – est perçue comme potentiellement dangereuses pour l'humanité même. Risque difficile à estimer.
C'est une caractéristique très importante de la pratique
bioéthique que la conférence d’Asilomar avait
notée. La prise de décision d’effectuer ou non un type
d’expériences dépend de l'évaluation du risque,
qui ne peut être faite, au mieux, que de manière
probabiliste. Une des voies décisionnelles serait de refuser
toute part de risque – le risque zéro –, dont la
conséquence de ne pas poursuivre les activités
scientifiques dans ce domaine. Or, ce n'est pas la voie que les
scientifiques ont retenue. Cette question de risque est une notion-clef
de bioéthique qui est reprise aujourd'hui, de manière
plus générale et parfois ambiguë, dans la notion de
« principe de précaution ». Toute la question
est de savoir ce que l'on entend par « principe de
précaution ». D'une certaine manière, les
scientifiques ont, par le moratoire qu'ils ont
décrété, mis pour la première fois en
pratique biologique le principe de précaution. Mais il faut bien
voir que le principe de précaution n'est pas conçu comme
l'obtention du risque zéro, mais comme une estimation
répétée – itérative – du risque de
manière probabiliste, suivie de l'ajustement en
conséquence des mesures de précaution. Il ne s'agit pas
ici de ne rien faire tant que l’on n’est pas sûr que l'on ne
risque rien, mais d'estimer le risque afin de le limiter. Ceci pose
deux problèmes : 1) l’estimation du risque ; 2) la
prise de décision. Concernant l’estimation du risque, une des
conséquences de la conférence d’Asilomar, qui portait sur
les risques potentiels, est la notion de « scénario
du pire » (« worst case
scenario »). L’estimation du risque se faisant en
situation d’incertitude, une manière de faire est d’envisager
les différents scénarios possibles à partir de ce
que l’ont sait, non seulement en élaborant le scénario le
plus probable, mais également le scénario le pire, qui
donne en quelque sorte la limite du pire à craindre (il ne faut
pas oublier que même le « scénario du
pire » n’est qu’une estimation et que la
réalité peut se révéler être
« pire que le pire »). L'estimation du risque
nécessite donc des expertises techniques et scientifiques.
C’est par l’application de ce principe que, chaque fois que l’on se trouve devant un problème de risque biologique apparaissent diverses estimations, parfois très divergentes, du risque. Par exemple, lorsqu’on s’est rendu compte de la transmission possible de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB ; maladie de la « vache folle ») à l’homme, des estimations très divergentes, allant jusqu’à des centaines de milliers de victimes, ont été publiées. De même, l’estimation du risque sanitaire lié à la grippe aviaire varie dans des proportions énormes allant jusqu’à des millions de victimes. Ceci peut paraître déroutant, voire susciter peur ou panique, si l’on ne comprend pas qu’il s’agit d’estimations des risques maximums dans l’hypothèse du « scénario du pire ». De l’estimation – ou plutôt des estimations – du risque ne découle pas automatiquement la décision à prendre. L’acte décisionnel va donc au delà de l’estimation du risque et comporte forcément une part de risque – celui d’avoir fait le « mauvais choix » – qui engage, d’une manière ou d’une autre, la responsabilité de celui (individu ou institution) qui décide. Responsabilité ou transgression
L’objectif de la conférence d’Asilomar était
précis – l’estimation des risques liés aux
expériences sur l’ADN recombinant – et à but
pratique : définir dans quels conditions les
expériences dans ce domaine pouvaient être reprises. La
conférence n'a pas pour but de déclarer moralement
acceptables les manipulations génétiques, mais de
définir des règles concrètes qui permettent de les
effectuer. L’analyse du risque et le choix décisionnel sont
pragmatiques et nulle part n’apparaît l’idée que
l’importance du risque viendrait de la transgression d’un
« ordre naturel » des choses. C’est une notion
importante à souligner car assez souvent dans l’opinion public
se manifeste l’idée que les risques liés à
certaines pratiques viennent du fait qu’elles transgressent des
« lois naturelles », dont le respect serait la
garantie de risques « contrôlables » et la
transgression l’assurance de
risques « incontrôlables ».
Trois exemples permettent d’illustrer cette idée : 1) lors que la « crise de la vache folle », il a été souvent répété que le problème n’avait rien d’étonnant à partir du moment où « on avait fait manger de la viande à un herbivore ». 2) un des arguments avancés contre l’autorisation de la culture des organismes génétiquement modifiés par génie génétique (OGM) est que leurs modifications génétiques ont été faites de façon « non naturelles » ; de ce fait, les partisans de l’agriculture dite « biologique » considèrent que la culture d’OGM est incompatible avec ce type d’agriculture. 3) La publication, le 23 février 1997, du clonage de la brebis Dolly a suscité une vague d’interrogations éthiques sur les conséquences possibles de l’existence de clones humains et la nécessité d’interdire le clonage humain reproductif. Certains ont dit qu’il était inutile d’essayer d’interdire le clonage humain, car « ça se ferait de toute façon un jour ou l’autre ». Dans ces trois cas transparaît l'idée que le risque est associé à une transgression de loi naturelle. Dans le cas de la vache folle, le fait d'avoir donné comme nourriture de la viande un animal qui y est, « par nature », fait « pour » manger de l'herbe ; dans le cas des OGM, le fait de modifier le patrimoine génétique d'un organisme ; dans le cas du clonage, de reproduire « à la demande » des individus génétiquement identiques par manipulation, ici aussi, du patrimoine génétique. Cette conviction pose deux problèmes. Le premier est que, d'une manière générale, et n'est pas possible de définir de manière objective ce qui est naturel de ce qui ne l'est pas. Cette question philosophique n'est pas nouvelle, et Montaigne notait déjà dans ses essais : « Nous apelons contre nature ce qui advient contre la coustume : rien n'est que selon elle, quel qu'il soit. Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l'erreur et l'estonnement que la nouvelleté nous apporte. » (Montaigne, Les Essais, Livre II, chapitre XXX : « d'un enfant monstrueux »). Le deuxième problème et l'opérabilité concrète d'une telle notion. Dans le cas de l'encéphalopathie spongiforme bovine, outre le fait que un animal herbivore comme la vache consomme de temps en temps, et de manière « naturelle », des protéines animales, la transmission des ovins aux bovins d'une forme modifiée la tremblante ayant donné l'encéphalopathie spongiforme bovine est due à la modification, à la fin des années 1970, des procédures de séparation des lipides et les produits de dans les farines d'origine animale. D'autre part, si on suit ce précepte de « transgression de la loi naturelle » comme cause de risque, nourrir des porcs avec des farines animales devrait être autorisé, les porcins étant « naturellement » omnivores. Or, ce faisant, on prendrait un risque non négligeable puisque l'agent pathogène responsable de l'encéphalopathie spongiforme bovine de la forme variante de la maladie de Creutzfeldt-Jacob a montré qu'il pouvait passer d'une espèce à une autre. Dans le cas des OGM (et indépendamment des arguments qui, par ailleurs, pas même un être favorable ou opposer à leur culture, la définition de l'agriculture biologique étant « une agriculture basée sur la gestion rationnelle de la fraction vivante du sol, dans le respect des cycles biologiques et de l'environnement pour une production de qualité, équilibrée, plus autonome, plus économe et non polluante », il n'apparaît pas clairement sur quels arguments rationnels se base l'idée que ce type d'agriculture est incompatible avec l'utilisation en soi d'organismes génétiquement modifiés par génie génétique (même si le règlement communautaire européen proscrit l’utilisation d’OGM dans la qualification AB). On ne voit pas en quoi, par exemple, la culture d'une céréale génétiquement modifiée pour avoir des besoins en eau réduits est incompatible avec le respect des cycles biologiques pour une production plus autonome et non polluante. Sur la question du clonage, l'existence d'êtres humains génétiquement identiques ne relève pas de la science-fiction mais d'une réalité quotidienne, étant donné que les vrais jumeaux représentent des êtres génétiquement identiques dont la fréquence dans espèce humaine et d'une naissance pour 400. Les manipulations génétiques nécessaires à l'obtention d'individus clonés soulèvent bien évidemment des questions éthiques, mais l'existence d'individus génétiquement identiques n’en pose pas. Quant à l'argument qu'il est inutile d'interdire le clonage parce qu'il se fera un jour de toute façon n'a pas de sens : il deviendra à l'idée de personne de prétendre qu'il est inutile d'interdire le meurtre à l'assassinat au prétexte qu'entre 500 et 1000 personnes meurent par an d'homicide volontaire en France (sources : INSEE, ministère de la Justice, ministère de l'Intérieur). Poser la question des risques liés à l'émergence de nouvelles pratiques biotechnologiques ou biomédicales en termes de transgression d'une loi naturelle n'a pas de sens dans une démarche bioéthique, en particulier parce qu'elle n'a pas opérabilité, même si elle peut constituer une conviction. La bioéthique est donc une éthique de la responsabilité, mais pas une éthique de la transgression. Responsabilité ou conviction
L’objectif de la bioéthique telle qu’elle apparaît dans
les préoccupations de Van Rensselaer Potter comme dans celle de
la conférence d’Asilomar est avant tout pratique :
qu’est-ce qu’il est acceptable de faire, dans une situation
donnée ? et son souci est son opérabilité. La
question de l'acceptabilité ou non en soi de la pratique de se
pose pas. Il s’agit donc d’une préoccupation éthique
pratique, qui s’appuie non pas sur une conviction à priori, mais
qui essaye d’anticiper les conséquences possibles d’une
pratique. Ceci ne veut pas dire que la bioéthique se passe de
principe, mais que la bioéthique se préoccupe « au
cas par cas de questions éthiques, où la prise de
décision se fait en situation d'incertitude. En effet, la
décision éthique se base sur une estimation de risque
potentiel dont l’estimation est probabiliste. Alors que le risque
lui-même peut être grand – et parce que le risque est grand
– (influence sur la biosphère) et l’espace et dans le temps
(modification environnementale et génétique à long
terme), la décision éthique est relative et elle est
susceptible d'être révisée – elle a vocation
à être révisée – par un processus
itératif. La bioéthique est une éthique de la
conséquence qui, en retour, va permettre de réajuster la
décision éthique.
Les acteurs de la bioéthique A l’origine, les questions bioéthiques sont traitées entre scientifiques. Van Rensselaer Potter était oncologiste, le moratoire sur les expériences concernant l’ADN recombinant a été décrété par les biologistes moléculaires eux-mêmes. Est-ce à dire que la décision bioéthique est de la responsabilité des chercheurs et du seul chercheur (ou de la communauté scientifique) ? Si, dans la première phase de développement de la bioéthique, les scientifiques en sont à peu près les seuls acteurs, il y a, à partir des années 1975-1976, une implication progressive des organismes régulateurs de la recherche, des non-scientifiques, puis des institutions politiques nationales et internationales. Aux Etats-Unis, après la conférence d’Asilomar, le NIH définit, par l’intermédiaire du RAC (Recombinant ADN Advisory Commitee) un ensemble de règles de conduite. Au début, le RAC n’est constitué que de 12 biologistes moléculaires. Il s’ouvre ensuite à d’autres scientifiques (spécialistes d’épidémiologie, des maladies infectieuses…), puis à des non-scientifiques. A partir de 1976, le débat devient politique et la question d’une loi de bioéthique se pose (à laquelle d’ailleurs des scientifiques vont s’opposer). Le développement de la
bioéthique va donc se faire petit à petit par la mise en
place de structures, pour l'essentiel consultative, puis, dans un
certain nombre de pays, par adoption de lois de bioéthique. En
France, un comité consultatif national d'éthique est
créé en 1983. Il existe également des
comités régionaux d'éthique, qui traitent plus
particulièrement de la recherche biomédicale et qui
travaillent dans le cadre législatif défini au niveau
national (loi Huriet du 20 décembre 1988 pour ce qui est de la
recherche biomédicale). L’expérimentation sur les animaux
est également réglementée au niveau national. En
France, le décret 87-848 du 19 octobre 1987
complété des trois arrêtés
ministériels du 19 avril 1988, réglemente
l'expérimentation animale. Au niveau européen, la
directive 86/609/EEC du 24 novembre 1986 porte sur la protection des
animaux utilisés en expérimentation ou à d’autres
fins scientifiques. En France, Il existe des comités
régionaux d’éthique pour l’expérimentation
animale, mais la soumission des protocoles de recherche à ces
comités est, pour l’instant, facultative. (La
réglementation française est basée sur
l’autorisation des personnes habilitées à pratiquer
l’expérimentation animale, et non sur l’autorisation des
protocoles, même si l’autorisation d’expérimentation est
subordonnée au respect des règles d’établissement
des protocoles).
Au niveau supranational, des
structures existent, au niveau européen par exemple, et au
niveau mondial. Au niveau européen, il existe un comité
directeur pour la bioéthique du Conseil de l'Europe. Au niveau
mondial, le comité international de bioéthique,
créé en 1993, est composé de 36 experts
indépendants désignés pour quatre ans par le
directeur général de l'Unesco. Sciences de la vie, la
science sociale et humaine, sciences juridiques, droits de l'homme,
philosophie, éducation, communication, sont
représentés au sein du comité. La
déclaration universelle sur la bioéthique et les droits
de l’homme a été adoptée par l’UNESCO le 19
octobre 2005.
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2. Les champs d'action de la bioéthique. Les trois champs de la bioéthique Selon la définition donnée par l'auteur dans son livre de
1971, la bioéthique couvre un champ relativement vaste qu'il a
des pratiques médicales aux conséquences
environnementales de l'activité humaine. La conception actuelle
de la bioéthique est cependant souvent plus restrictive. Il est
vrai que les champs d'action initiaux de la bioéthique sont
différents les uns des autres, en particulier dans l'estimation
des risques. On peut classer ces champs en trois grandes
catégories :
L'éthique de l'homme.
L'éthique de l'homme porte sur tout ce qui a trait à
l'intervention scientifique et médicale sur le corps humain
vivant ou mort, sans qu'il y ait forcément de risques collectifs
ou environnementaux. Ceci concerne en particulier le statut de
l’embryon et du fœtus, y compris le clonage, la transplantation
d’organes et l’utilisation de tissus d’origine humaine, la
génétique humaine, y compris l’utilisation de
l’information génétique, et l’expérimentation
biomédicale. Elle s’appuie sur le principe de la primauté
de l’intérêt et du bien-être de l’individu sur le
bien-être de la société, comme le rappelle
l’article 3 de la déclaration universelle sur la
bioéthique. (aliéna 2) :
« Les intérêts et le bien-être de l'individu devrait l'emporter sur le seul intérêt de la science ou de la société. » Malgré cette affirmation de principe, dans cette bioéthique de l'homme, le conflit moral entre ce qui paraît bon pour l'individu et ce qui paraît bon pour l'ensemble des individus resurgit dans les critères d’application de ce principe. Par exemple, la demande, il y a quelques années, du mouvement Act-up en faveur de la mise à disposition plus rapide de médicaments potentiels antiviraux, y compris au détriment de la sécurité des essais, illustre ce dilemme. Pour Act-up, il s’agit d’une nécessité basée sur l’estimation du rapport bénéfice-risque : « [...] Nous avons harcelé les laboratoires et les autorités sanitaires, à l’époque où nous avions un besoin urgent de solutions pour empêcher les séropositifVEs de mourir, afin d’accélérer l’arrivée des médicaments antirétroviraux, fut-ce au prix de concessions sur la sécurité des essais. Le rapport bénéfice-risque de ces essais était à ce moment clairement en faveur d’une prise de risque pour des personnes en grand danger. » (source : Act-up Paris). Cependant, la question est de savoir, dans ce cas, si l’estimation du rapport bénéfice/risque est valable non seulement pour la population de malades mais également pour le malade lui-même en tant qu’individu. En effet, l’assouplissement des règles d’essai thérapeutique peut accélérer la mise à disposition d’un médicament, et donc le rapport bénéfice/risque est élevée pour la population de malades (cela augmente la probabilité d’obtention d’un médicament plus efficace). Par contre, dans la phase d’essai, on ne sait pas vraiment quels sont l’efficacité et les inconvénients du traitement. L’assouplissement des règles augmente le risque pour le malade qui teste le médicament potentiel. Pour que le rapport bénéfice/risque soit augmenté pour ce malade-là, il faut que le bénéfice potentiel soit plus important que le risque potentiel. Mais comment estimer le bénéfice potentiel d’un traitement dont on ne connaît pas encore bien les effets ? Si l’argumentation est, in fine, basée sur l’idée d’un rapport bénéfice/risque pour l’individu qui participe aux essais, nous sommes ici en présence d’un cas où le dilemme entre l’intérêt pour la population et l’intérêt pour l’individu est difficile à trancher. D’autre part, le respect de la vie en tant qu'objectif, et non pas en tant que principe moral absolu, n'est pas une notion simple car, comme l'a fait remarquer Tristan Engelhardt, « la préservation de la vie en elle-même ne saurait être tenue pour un bien dominant sans que les valeurs auxquelles elles contribuent ne soient atteintes. » Le respect de la vie est une notion complexe qui, dans certains cas, pour entrer en conflit avec la notion du respect de la personne vivante et de la liberté individuelle. Il convient de noter que, dans la déclaration universelle sur la bioéthique, le droit à la vie n’est pas mentionné en tant que tel et qu’elle est, en quelque sorte, incluse dans le respect de l’individu – et lui est donc subordonné. L'éthique de l'animal.
Il s'agit ici de l'éthique de l'animal dans ses rapports
à l'homme, indépendamment de la place de l’animal dans
l’environnement et des risques écologiques qui peuvent y
être associés. Dans l'éthique de l'animal, l'animal
est perçu comme un individu, instrumentalisé par l'homme
(animal de rente, animal de compagnie, animal d'expérience). La
question-clé de savoir ce qui est acceptable au nom de faire
subir à cet animal. Ici, deux conceptions morales s'opposent, et
parfois s'affrontent. D’une part, une conception d'une morale
« naturelle » qui n'est pas centrée sur l'homme
et affirme que l'animal en tant qu'individu à un droit au
respect qui s'impose à l'homme. Une autre conception de
l'éthique de l'animal affirme que, quel que soit ce que l'on
considère comme acceptables ou inacceptables ou non de faire
subir un animal, cette éthique est avant tout une éthique
humaine. Rien ne s'impose à l'homme hors de ce que l'homme
s'impose à lui-même comme pratique morale. Ce point de vue
est en particulier défendu par le philosophe Luc ferry.
La difficulté de la conception d’un morale « naturelle » est qu'il n'y a aucune revendication morale de la part des animaux et que, d'autre part, il est impossible d'extraire de la nature une quelconque morale naturelle, de la même manière que l'on ne peut extraire de la nature une quelconque « téléologie » naturelle. Si cette éthique peut se défendre comme une conviction – la conviction intime de l'individu –, il est difficile de concevoir sa conversion éthique de la responsabilité. Poussée à l’extrême, elle aboutit à la notion de règles morales applicables aux animaux, ce qui paraît absurde. Les partisans de « l’antispécisme », qui dénoncent l'instrumentalisation des animaux, le « spécisme » comme une extension du « racisme », se sont confrontés à ce problème, en particulier au problème moral de le prédation, et ont décrété que la prédation était « moralement » inacceptable. « [...] Nous avons l'obligation morale de nous opposer à la prédation […] » « Aujourd'hui, la remise en cause que nous pouvons faire de la prédation reste plus théorique que pratique, car à part les chiens et chats végétariens et les souris sorties de certaines griffes, les moyens d'action sont limités et la connaissance des conséquences à long terme insuffisante. » (citations tirées de la publication Cahiers antispécistes) Mais on voit ici la démonstration par l'absurde de l'opérabilité d'une telle conception éthique. Si « morale naturelle » et « morale humaniste » semblent s’opposer sur les principes, et peuvent s’opposer dans leurs conceptions extrêmes, elles sont malgré tout pour une bonne part compatibles dans leur opérationnalité, et peuvent s’accorder sur le principe de la limitation de la souffrance infligée à l’animal en tant d’individu sensible (ce qui n’en fait pas pour autant, d’un point de vue moral, l’équivalent d’un être humain). Les principes régissant l’expérimentation animale s’appuient sur cette notion d’animal sensible, et sont basés sur le respect de la « règle des 3 R » : remplacer ; réduire ; raffiner : * Remplacer l’expérimentation sur des animaux sensibles par celle sur des animaux moins sensibles (certains invertébrés, microorganismes), des cultures de cellules ou de tissus, ou des modèles mathématiques ; * Réduire au maximum le nombre d’animaux utilisés en expérimentation, en particulier en évitant de refaire des expériences déjà faites, en enregistrant le maximum de données par animal, et en optimisant les protocoles et les traitement statistiques ; * Raffiner les protocoles en limitant la douleur, le stress et les actes invasifs. L'éthique de l'environnement.
L’éthique de l’environnement traite des rapports de l’homme avec
la biosphère dont il est un membre potentiellement perturbateur.
Dans l’éthique de l'environnement comme dans l'éthique de
l'animal, la question de l'éthique naturelle et de
l'éthique humaniste se pose, bien que ce soit dans des termes
différents. Existe-t-il ou non un contrat naturel, où
l'exigence que l'homme peut avoir sur son propre comportement
vis-à-vis de la biosphère lui vient-il de lui, et de lui
seul. L’idée d’un « contrat naturel »,
contrat non écrit, implicite, entre l’homme et la nature est
défendue, en autre, par le philosophe Michel Serres :
« Au contrat exclusivement social stercoraire, ajouter la passation d’un contrat naturel de symbiose et de réciprocité où notre rapport aux choses laisserait maîtrise et possession pour l’écoute admirative, la réciprocité, la contemplation et le respect, où la connaissance ne supposerait plus la propriété, ni l’action la maîtrise, ni celles-ci leurs résultats ou conditions. Contrat d’armistice dans la guerre objective de symbiose. » (Michel Serres) Ici, comme pour l’éthique de l'animal, il est bien difficile de faire émerger, au-delà de l'affirmation d'une conviction, une éthique de la responsabilité qui soit basée sur un droit et un devoir naturels. Comment concevoir une éthique environnementale qui émerge de la nature ? La difficulté est notée par Michel Serres lui-même, qui, toutefois, n’y voit pas un obstacle fondamental à la conception d’un contrat naturel. « En effet, le terme de contrat naturel est presque contradictoire. Un contrat ne se fait qu’avec une personne humaine qui parle et signe tandis que la nature, elle, ne parle pas, ni ne signe. Aujourd’hui, l’idée que la nature puisse être un sujet de droit fait son chemin, y compris chez les vrais techniciens du droit. » (Michel Serres) Réfutant l’idée de contrat naturel, une autre conception affirme que l’éthique de l’environnement est avant tout une éthique humaniste, en quelque sorte anthropocentriste. Cette conviction n‘empêche pas de concevoir une éthique de l’environnement, mais sa justification est centrée sur l’homme. La phrase très souvent citée comme symbole du développement durable, « Nous n'héritons pas la terre de nos parents, nous l'empruntons à nos enfants », généralement attribuée à Saint-Exupéry, fait référence à un contrat symbolique entre générations humaines, pas entre l’homme et la nature. Ainsi, bien qu’elle soit basée sur des convictions différentes, l’idée d’un contrat naturel et celle d’un contrat social peuvent s’accorder sur une éthique de l’environnement, c’est-à-dire un éthique de la responsabilité de l’homme dans l’effet perturbateur de la biosphère de ses actions. Malgré tout, la discussion entre éthique naturelle et éthique humaniste n’est pas purement théorique. Les partisans d’une éthique naturelle critiquent l’idée d’une éthique humaniste car celle-ci place l’homme plus en situation de parasite que de membre de la biosphère (« contrat social stercoraire ») ; les partisans de l’éthique humanistes critiquent l’idée d’un contrat naturel car il peut affaiblir le principe de primauté du respect de l’individu sur la société, socle de la notion de droit de l’homme. Dans sa manière de considérer les animaux, l’éthique de l’animal et l’éthique de l’environnement n’ont pas la même approche. Dans le premier cas, l'intervention de l'homme face à un animal en détresse impose. Dans le deuxième cas, elle est interdite dans le cas où elle modifie le rapport de l’animal avec son environnement, fût-il douloureux. Dans la pratique, les deux éthiques, celles de l’animal et celle de l’environnement, ne s’opposent pas car elles ne s’occupent pas des mêmes problèmes. Sur le plan des principes cependant ces deux éthiques peuvent être en conflit – surtout lorsqu’elles s’appuient sur un « droit naturel ». Le cas de la prédation en est l’illustration : « Je m'oppose aux écologistes parce que pour eux, le renard qui mange le lièvre c'est bien, tant que cela « préserve l'équilibre naturel », alors que moi, je vois la souffrance du lièvre. » (citations tirées de la publication Cahiers antispécistes) Toutefois, dans l’opinion publique, il y a souvent une confusion entre ces deux questions et la manière d’y répondre. La pratique actuelle de la bioéthique
Dans la pratique actuelle, on constate que le champ le plus largement
exploré sous le nom de bioéthique est le premier, celui
qui concerne l'éthique de l'homme. Ainsi, le comité
directeur pour la bioéthique du conseil de l'Europe (C. D. B. I)
est-il mandaté dans les domaines suivants :
– la transplantation d'organes ; – la recherche biomédicale ; – et la protection de l'embryon et du foetus humain ; – la génétique humaine ; – le clonage humain ; toutes activités regroupées dans le champ un, l’éthique de homme. Ceci ne veut pas dire que le Conseil de l'Europe se désintéresse des autres questions, mais qu’elles ne sont pas forcément traitées sous le vocable de bioéthique. La déclaration universelle sur la bioéthique et des droits de l'homme de l'Unesco, dans son introduction, mentionne le respect de la biosphère et des différentes formes de vie : « conscientes que les êtres humains font partie intégrante de la biosphère et qu'ils ont un rôle important à jouer en se protégeant les uns les autres et en protégeant les autres formes de vie, en particulier les animaux ; » Elle souligne également, dans ses objectifs, « l'importance de la biodiversité de sa préservation en tant que préoccupations communes à l'humanité. » Cependant, dans la partie concernant les principes bioéthique à respecter, un seul article (l'article 17) concerne la protection de l'environnement, de la biosphère et de la biodiversité. Rien ne concerne, au-delà de la question de la biodiversité, la question du rapport de l'homme avec l'animal en tant qu'individu. La restriction apparente du champ de la bioéthique à la bioéthique de l’homme est surtout une restriction du champ sémantique et non du champ d’action. Autrement dit, le mot « bioéthique » est surtout employé pour désigner la bioéthique de l’homme. La bioéthique de l’environnement est pour partie incluse dans ce qu’on appelle la politique de développement durable (Sustainable development). Bioéthique de l’homme et bioéthique de l’environnement – et, quoique de façon plus marginale, la bioéthique de l’animal – rendre également dans le concept plus général de « principe de précaution » (qui ne concerne pas que les risques liés aux pratiques biotechnologiques et biomédicales). La bioéthique de l’animal est traitée en partie dans les documents concernant les conditions d’élevage, de commercialisation, de transport, et de sacrifice des animaux, avec une partie plus spécifique pour l’expérimentation animale. Avec l’institutionnalisation progressive de la bioéthique, ces différentes questions sont traitées dans des textes techniques différents, sous des dénominations différentes, et sous la compétence juridique de structures différentes. |
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3. La bioéthique : principes et pratiques Limitées au départ principalement au milieu scientifique, les interrogations bioéthiques ont gagné progressivement l’ensemble de la société. Comme nous l’avons vu précédemment, cette demande bioéthique est due à l’apparition de nouvelles techniques biotechnologiques et biomédicales, mais aussi à une modification de la perception des risques. La dimension sociétale, autrement dit une nouvelle manière de percevoir, pour la société, les problèmes éthiques, va au-delà de l'émergence de nouvelles technologies.
Par exemple, les interrogations éthiques sur l'interruption volontaire
de grossesse ou l'euthanasie ne sont pas des de l'apparition de
techniques nouvelles d'IVG au d'euthanasie, mais d'une nouvelle manière
de poser en termes moraux ces questions, associées à un renversement
des hiérarchies de valeur entre l'individu à la société.
Or, la perception du risque et la manière d’y faire face perçues par la société sont souvent différentes de la perception du risque et de la manière d’y faire face caractéristiques de la démarche bioéthique. Il convient donc d’expliciter les caractéristiques de la démarche bioéthique. La bioéthique : une morale de l’individu
Nous avons vu dans la première partie que l’émergence de la bioéthique
est liée à un renversement hiérarchique des priorités morales qui
placent le respect et le bien-être de l'individu avant le bien-être
collectif. Ce principe est explicitement formulé dans les principes de
la déclaration universelle sur la bioéthique de l’UNESCO :
« article 3. Dignité humaine et droits de l'homme. 2. Les intérêts et le bien-être de l'individu devraient l'emporter sur le seul intérêt de la science ou de la société. » C'est là un profond changement par rapport à ce qu qui a prévalu dans l'eugénisme, dont la justification était avant tous les intérêts et le bien-être de la collectivité primant sur le droit des individus. En posant l’individualisme comme valeur fondamentale, la bioéthique va à l’encontre d’un discours moral assez prégnant qui condamne individualisme en le confondant avec l’égoïsme. La bioéthique : une morale de l’incertitude Face à l’incertitude du risque, la société est demandeuse de certitudes. Or, en référence au le titre de l'ouvrage d’Ilya Prigogine (prix Nobel de chimie), « La Fin des certitudes », nous pourrions dire que la bioéthique est une éthique de l'incertitude. Plus précisément, c'est une éthique à plus d'un titre relatif. Ceci peut sembler paradoxal, car cette affirmation à la relativité des valeurs va de pair avec celle de l'affirmation de l'universalité des principes. En réalité ce paradoxe n'est qu'apparent. En quoi la démarche bioéthique et quelle relative est incertaine ? Cette relativité s'observe à plusieurs niveaux. – Tout d'abord, comme on l'a vu avec la conférence d'Asilomar, l'estimation du risque n'est pas – et ne saurait être – absolu. La décision bioéthique s'inscrit donc d'emblée dans une situation d’incertitude. Si l'on désire avoir une définition absolue du risque, la seule décision qui peut être prise est celle de ne rien faire du tout. – Un autre niveau de relativisme vient du fait que les principes moraux à prendre en compte peuvent être en opposition les uns des autres. Par exemple, le respect absolu du droit des animaux doit logiquement amener à proscrire toute expérimentation animale. Mais ceci est en contradiction avec le principe du respect de l'homme, car, ce faisant, on s'interdit les tests d'innocuité de médicaments potentiellement utiles. Il y a donc en permanence une balance à faire pour guider un choix décisionnel qui ne peut être grand compromis. – Le relativisme de la décision bioéthique vient du fait également que la décision bioéthique concerne un problème précis et n'a pas de valeur absolue ni dans l'espace ni dans le temps. La décision d'autoriser l'essai sur l'homme de médicaments vaut pour ce médicament et lui seul. Cette décision peut même être remise en cause au vu des résultats obtenus. La question à laquelle la bioéthique peut répondre ne saurait être : est-il légitime de tester des médicaments sur l'homme ? mais de définir dans quelles conditions précises l’essai sur l'homme d'un médicament peut être autorisé. C'est cette éthique relative qui caractérise la bioéthique et qui ont fait une éthique de la responsabilité (voir plus bas) et non une éthique de la conviction. Ceci n'implique ni l'absence de principe ni l'absence de conviction. Les critères moraux généraux sont certes un guide dans l'estimation de l'acceptabilité des conséquences d'une décision – et parmi ces critères, la primauté de l'individu sur la société est un critère fondamental, comme on l'a vu – ; mais l'acte décisionnel ne saurait découler de la simple application de principe. Il y a donc, dans la bioéthique, séparation entre les principes moraux, généraux et à vocation universelle, et les critères qui amènent à une décision éthique. C'est cette séparation de principes et critères qui est un point important et souvent sous-estimé de la démarche bioéthique. Un parallèle peut être fait avec la démarche scientifique. L’épistémologie du XXe siècle a montré (voir les travaux de Karl Popper) la séparation entre la définition de la vérité, qui peut être absolue, et les critères de vérité qui ne peuvent être que relatifs. Et c'est cette relativité de la connaissance scientifique – et de l'absence de certitude qui l'accompagne – qui confère justement à l'activité scientifique son objectivité. La connaissance est objective parce que relative, et c'est la démarche scientifique, et non ces résultats, qui lui confère sa validité. L'absence de certitude n'est donc pas la preuve de l'arbitrarité de la connaissance scientifique, mais au contraire le garant de son objectivité et de son universalité. À l'inverse, la certitude, elle, est subjective, et donc locale (par opposition à universelle). Pour prendre un exemple concret de la différence entre définition et critère, on peut définir ce qu’est la tuberculose, l’infection par Mycobacterium tuberculosis (le Bacille de Koch), ou Mycobacterium bovis. Cette définition n’est pourtant pas un critère qui permette de dire si telle personne est atteinte ou non de tuberculose. Pour cela, il faut utiliser un certain nombre de critères diagnostiques, faire des prélèvements dans certaines conditions, analyser les résultats de tests biologiques qui possèdent une certaine marge d’erreur (faux positifs et faux négatifs), etc., et, après analyse, on pourra dire si cette personne est atteinte ou non de tuberculose (sans être absolument sûr de ne pas se tromper). Certes, les critères dépendent de la définition, mais ils ne sont pas la même chose. Et ce qui garantit l’objectivité du diagnostic, ce n’est pas qu’un médecin dise : « j’ai la certitude que ce patient a la tuberculose », mais le fait que l’on puisse vérifier que les critères diagnostiques ont été correctement suivis. Par analogie, on peut dire que la démarche bioéthique fonde sa légitimité sur la valeur relative des décisions qui en découlent sur la démarche suivie pour aboutir à cet acte décisionnel. Et, de même que la démarche scientifique ne tient pas sa légitimité de la certitude, la démarche bioéthique ne tire pas la sienne de la conviction. C'est cette éthique relative qui caractérise la bioéthique et qui ont fait une éthique de la responsabilité et non une éthique de la conviction. Ceci ne veut pas dire que la bioéthique ne fuse toute conviction. Ceci veut dire que la décision bioéthique n'est pas dictée par une conviction morale mais par l'estimation de l'acceptabilité morale des conséquences pratiques de l'acte décisionnel. Pour cette raison, la démarche bioéthique n'est pas simple, et elle requiert des expertises dans diverses disciplines. Disciplines scientifiques et techniques tout d’abord, nécessaires aux estimations des risques, qui peuvent être différentes selon les scénarios envisagés, parmi lesquels le « scénario du pire » permet une estimation du risque maximum, mais pas du risque le plus probable. Cependant, étant donné que la décision bioéthique n’est pas la simple application d’une conviction, l’estimation du risque ne suffit pas à fonder la décision bioéthique, et, au final, la dimension est extrascientifique. La décision bioéthique est donc forcément entachée d’une part de risque, y compris le risque moral d’avoir pris une décision qui se révèlera mauvaise. L'éthique de la responsabilité est beaucoup plus inconfortable que l'éthique de la conviction. La décision bioéthique engage la responsabilité morale de celui qui décide, voire sa responsabilité politique ou juridique. Mais, dans le jugement que l’on peut faire à posteriori de la décision bioéthique, il faut accepter cette part de risque pour celui qui a décidé. Cependant, il faut bien avoir l'esprit de beaucoup de gens attendent tout autre chose d'une démarche « bioéthique » : certitude et conviction ; certitude scientifique et conviction morale comme garantie de l’absence de risque. Or, ceci ne correspond pas à la pratique bioéthique. |
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conclusion Si
les notions de bioéthique sont plus en plus prégnante
dans notre société, il ne faut pas oublier que la
bioéthique est fondée sur une pratique de la morale qui
n'est ni ancienne ni naturelle ni spontanée. Cette
ambiguïté de demande bioéthique est aussi le
reflet de l’ambiguïté de la société
vis-à-vis de la pratique scientifique. Crainte d’un
côté, liée aux risques possibles des pratiques
scientifiques, parfois irrationnelle et associée à un
sentiment de transgression d’un ordre naturel ; espoir d’une
solution technoscientifiques aux problèmes, lui aussi parfois
irrationnel car associé à une exigence de certitude que
la science ne peut fournir.
Il y a donc toute une culture de la bioéthique à développer dans la société si on veut un rapport sans ambiguïté entre la demande de bioéthique forte émanant de la société et les pratiques des organismes et institutions qui ont la responsabilité décisionnelle. Si on analyse de ce point de vue quelques questions d'actualité comme le clonage, les OGM... On s'aperçoit que les termes mêmes dans lesquelles sont formulés les problèmes relèvent d'une éthique de la conviction. Si on demande la bioéthique de fournir des éléments de réponse à un conflit d'éthique de la conviction, la réponse sera certainement perçue comme insatisfaisante. |
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références
bibliographiques Le principe de précaution : résumé, avant-propos et introduction Rapport au premier ministre présenté par Philippe Kourilsky et Geneviève Viney. 1er octobre 1999
Déclaration universelle sur la bioéthique et les droit de l’homme. Adoptée par acclamation le 19 octobre 2005 par la 33e session de la Conférence générale de l’UNESCO. L'Ethique du vivant. sous la direction de Denis Noble et Jean-Didier Vincent. Publication Unesco. Loi n° 2004-800 relative à la bioéthique. Journal officiel de la République française; 7 août 2004 |
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Etienne Roux UFR SV UB2 e-mail : etienne.roux@u-bordeaux2.fr |